La petite fille serra sa poupée contre
sa poitrine. La dentelle blanche de son chemisier caressait ses
cheveux de laine. Les réunions de famille l'ennuyaient,
l'exaspéraient, l'agaçaient au plus haut point. Elle était la
seule petite fille, elle se sentait seule, et les plats élaborés,
quelle horreur ! Même quand on pensait à elle avec un plat de pâtes
ou de frites, elle se sentait lésée. La pauvre, pauvre, pauvre
petite.
« Oh, mais c'est la petite Jeanne
! Comme tu as grandi ... »
Les vieux l'embrassaient toujours sur
les deux joues, smatch, smatch, deux baisers mouillés. Elle
s'essuyait tout de suite après, discrètement, avec sa manche.
« Vous n'embrassez pas ma poupée
? » disait-elle parfois.
« C'est vrai qu'elle est mignonne
! » répondait certains.
Ou encore : « Je ne l'avais pas
vu ! »
Mais peu se baissaient pour embrasser
le tissus de son visage. La poupée souffrait ! Pourquoi personne ne
me voit ? Pourquoi ne suis-je qu'un jeu ?
« Mais tu es devenu trèèès
grande, dis moi ! lui lança gentiment une femme entre deux
âges, blonde, tailleur bleu marine et chemise rose.
- Vous n'embrassez pas ma poupée ?
- Oh, si, bien sûr, suis-je bête !
Salut, toi, comment s'appelle-t-elle ?
- Eloïse.
- Quel joli nom ! »
La femme se baissa, doucement, au
milieu du brouhaha de la famille qui se retrouve. Elle tapota la tête
de la poupée, puis l'embrassa.
La poupée, surprise, ouvrit les yeux.
On lui parlait, enfin ! Pas trop tôt ! On me voit, se répétait-elle
tout heureuse.
Le dîner s'écoula, et Eloïse fut
déposée dans un coin :
« Jeanne, on ne mange pas avec
une poupée ! »
De là où elle était assise, Eloïse
entendait presque toute les conversations. A un moment, la dame en
tailleur bleu parla avec la maman de la petite fille :
« Ne croyait-vous pas que Jeanne
devrait se détacher de sa poupée ? Elle est grande, maintenant !
- Oh, elle n'a que neuf ans … Et
puis, toutes les petites filles aiment leur poupée !
- Vous devriez quand même
consulter. »
Oh ! Eloïse était outrée.
L'heure du départ sonna, ding ding
ding ding ding, à la petite horloge du salon.La dame en tailleur bleue dit au revoir
à Jeanne, et s'écria :
« Cette fois-ci, je n'oublie pas
la poupée ! »
Elle se baissa, et se releva en criant
:
« Elle m'a mordue ! »
Surprise de la famille : Jeanne ?
Horreur de la mère : Jeanne !
« Non, pas Jeanne, sa poupée ! »
Tout le monde soupira de soulagement,
puis éclata de rire : une poupée, mordre ?
Regardez, belle-maman : sa bouche est
dessinée !
Et les rires repartirent de plus belle.